Après le virus, l'Odyssée

16/01/2021 - 7 min. de lecture

Après le virus, l'Odyssée - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Jean-Claude Gallet est ancien Commandant de la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris et Patrick Lagadec Directeur de recherche honoraire à l’École Polytechnique.

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Chacun, et c’est bien naturel, a les yeux rivés sur les courbes épidémiologiques et les assauts du virus en mutation, les batailles du vaccin et les terribles effets secondaires de la crise sanitaire en matière économique, sociale et géopolitique. La navigation est, et restera un long moment, très délicate avec son lot de déconvenues, de récriminations, de bouleversements de stratégies contraintes par les réalités comme exigées par les sociétés dont le seuil d’acceptabilité est de plus en plus réduit. 

Mais il nous faut voir derrière cette vague. Sortir de la vision d’une simple vague isolée ou d’une succession de quelques vagues, qui laisserait place ensuite à une mer enfin calmée permettant à chacun de reprendre son souffle et de panser au plus vite les plaies laissées par ce virus mortifère pour les corps et les esprits. Il est à craindre que nous ayons à affronter d’autres tempêtes, d’autres chocs, d’inconnus, sans pouvoir nous appuyer sur des référentiels déjà établis. 

Dès à présent, tandis que le plus grand nombre, par leur incroyable engagement, s’efforce de garder le navire à flot, nous devons penser de nouvelles cartographies, de nouveaux instruments de navigation – et surtout garder la cohésion et l’adhésion active de l’équipage. Que celui-ci puisse encore croire dans le cap donné pour ce qui peut s’apparenter à une nouvelle Odyssée.

 

Nouvelles cartes

Un paysage après-covid dévasté. Même si le vaccin s’avère un triomphe scientifique (et industriel) unique dans l’histoire des pandémies, il nous faudra compter avec des bilans humains très lourds, entre hécatombes directes (peut-être 100 000 morts, c’est le bilan de la bataille de France en 1940), morts indirectes (peut-être tout autant), et santé publique, l’une de nos fiertés françaises, fortement dégradée, avec notamment une fragilité psychologique difficilement quantifiable. Le tableau économique et financier sera marqué par des béances immédiates et des fragilités profondes de longue portée. Avec deux cadres temporels : des conséquences directes pendant deux à trois années et sans doute des soubresauts pour une décennie (l’unité de mesure désormais de tout grand choc), même si, à ce stade et au risque de décevoir, il est désormais illusoire de fixer des échéances. Plutôt que le retour de la normalité, il nous faut envisager la plongée dans l’inconnu… Un univers sociétal traversé par des tensions, des conflits, une sensibilité exacerbée à la moindre perturbation. Un univers psychique touché par de profondes atteintes au moral, y compris / surtout notre jeunesse, le "goût de l’avenir" cher à Jean-Claude Guillebaud laissant place à un "dégoût" endémique (Barbara Tuchman, "Un lointain miroir"), peu propice aux élans qui font la vitalité d’une société. 

Un autre tableau général. Le front santé publique n’a pas éteint les autres assauts que nous connaissons dans nos continents des imprévus, désormais en dérive accélérée. Au contraire, il les a dramatisés et nous sommes exposés à des profusions et coagulations sauvages en matière de mega-crises. Des pans entiers de nos terrains convenus sont en passe de connaître des mutations radicales : climat, environnement naturel, alimentation, technologies, économie, géopolitique avec le retour de la puissance désinhibée, cultures, contrats sociaux, terrorisme, l’omniprésence de la menace cyber sous toutes ses formes… Nous sortons de nos cartographies de référence, nos ancrages sont arrachés, nos repères inopérants. Loin de nous cramponner aux cartes convenues, il nous faut réinventer avec intelligence et ferveur. Un nouvel Âge des Découvertes est à habiter, avec cette même exigence que Daniel Boorstin souligne dans son ouvrage sur les Découvreurs : "les cartographes travaillant pour Henri le Navigateur (1394-1460) mirent du blanc partout où il y avait du faux, du mythe et du sacré".

 

Nouveaux instruments de navigation

Deux "passages du Nord-Ouest" à ouvrir. Le premier, sur le terrain de la raison : nous allons être contraints de dépasser la logique cartésienne qui ne va plus suffire dans un monde marqué par l’inconcevable et la surprise. D’autres modes de pensée, comme Einstein dû dépasser Newton, vont devoir être construits, ce qui exige inventions puissantes, quand tant de forces concourent pour une simple capitulation, avec plongée pulsionnelle dans la déraison et les mondes alternatifs gros de naufrages assurés. Le second, sur le terrain psychique : il va falloir trouver de nouveaux ancrages, repères, pour vivre le chaotique, "la plus profonde terreur des humains" (Maurice Bellet). C’est dans la mesure où l’on pourra opérer ces grands passages fondamentaux que l’on aura les moyens de prendre en charge les défis de l’ère qui s’ouvre.

Préparer les cercles dirigeants et les organisations. Chacun, mais surtout les pilotes en charge, doit être préparé à se mouvoir dans l’inconnu. Au plus haut niveau, il faut mettre cette exigence au centre, sinon chaque épreuve se traduira d’abord par des orages cytokiniques mobilisant toutes les défenses vitales pour garantir paralysie et impuissance, aux passerelles de commandement comme dans toute la profondeur des organisations. Il faudra certes continuer à administrer pour assurer la continuité là où elle est pertinente, à gérer le changement là où il reste possible, mais il faudra surtout avoir les aptitudes à inventer, s’être préparé à être surpris, s’être exercé à être créatif avec d’autres en situation inconnue. Sans bouleversement de nos cursus, de nos formations, de nos recrutements et promotions, il sera très difficile de relever les défis du présent. Et il va falloir faire comprendre que le temps n’est plus où l’essentiel est de rejeter tous les esprits inventifs, non certifiés conformes – ce qui constitue assurément une monstrueuse épreuve pour la plupart de nos organisations.

Des capacités de Réflexion Rapide stratégique et opérationnelle. Loin des processus séquentiels, silo par silo, strate par strate, il va falloir institutionnaliser des modes d’aide à la décision bien plus compatibles avec la vitesse, le complexe, l’invention hors cadre. Ce qui exige de mettre à la fois le questionnement approfondi et l’aptitude à inventer au cœur du fonctionnement de nos amas organisationnels. À défaut, nous continuerons à gérer les urgences et défis existentiels avec la réactivité, l’agilité et l’inventivité d’une collection de tortues centenaires. 

Un travail avec la société en profondeur. Il ne suffit pas de transformer les cultures des cercles dirigeants. C’est dans leur épaisseur que les corps sociaux devront être écoutés, associés, sollicités. Le défi est de taille, cette fois du côté du citoyen et de toute la colonne sociétale, car il est infiniment plus confortable de se contenter d’observer, de critiquer, de retirer par avance toute confiance, toute légitimité aux dirigeants en charge – et de se réfugier dans la vocifération gratuite sur les réseaux a-sociaux. Il y a plus d’inventivité et de puissance dans le collectif que ne peut en rêver nos visions et pratiques actuelles – encore faut-il ne pas jeter par-dessus bord la responsabilité, le respect de la réalité, et la démocratie. Le défi concerne bien tout l’équipage : il va falloir accepter de le remettre dans la boucle, et lui faire accepter de se remettre – lui aussi – aux prises avec les circonstances. 

Ces quelques points sont à peine des esquisses. Il reste à nous mettre au travail, sans délai. Et n’oublions pas, car l’objection de convenance est constante : l’optimisme, ce n’est pas affirmer comme Pangloss que tout va et ira bien dans le meilleur des mondes ; c’est la détermination à affronter les défis de l’histoire, tels qu’ils se présentent, ce qui suppose de renoncer à la tentation de l’abandon pour embrasser et le devoir d’invention et l’exigence du courage. 

Jean-Claude Gallet et Patrick Lagadec

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Quelques références

Maurice Bellet, "Aux prises avec le chaotique", entretien vidéo avec Patrick Lagadec, 2004, in www.patricklagadec.net, section films pédagogiques.

Daniel Boorstin, "Les Découvreurs", Robert Laffont, 1983.

Crisis Response, "A Year of Megashocks", Vol. 15, Issue 4, December 2020, www.crisisresponse.com.

Joshua Cooper Ramo, "The Age of the Unthinkable – Why the New World Disorder Constantly Surprises Us and What We Can Do About It", Little, Brown and Company, New York, 2009, p. 117. "L’Âge de l’impensable – Comment s’adapter au nouveau désordre mondial", J. C. Lattès, Paris, 2009.

Nicole Fabre, "L’Inconscient de Descartes", Bayard, Paris, 2004. En réédition Nicole Fabre, "Descartes, un roman familial", L’esprit du Temps, 2021. 

Jean-Claude Gallet, avec Romain Gubert, "Éloge du courage", Grasset, 2020.

Jean-Claude Gallet, "Crises-ruptures : contrat de confiance, aptitudes à large spectre, dynamiques réticulaires", entretien vidéo avec Patrick Lagadec, 2018, 58 mn, in www.patricklagadec.net, section films pédagogiques.

Jean-Claude Gallet, "Pilotage de crise en univers inconnu et de ruptures : explorations et repères pour les co-constructions nécessaires [avec en fond de réflexion le cas de l’incendie de Notre-Dame,15-16 avril 2019]", entretien vidéo avec Patrick Lagadec, 2019, 85 mn, in www.patricklagadec.net, section films pédagogiques.

Jean-Claude Guillebaud, "Le Goût de l’avenir", Seuil, 2003. 

Patrick Lagadec, "Le Continent des imprévus – Journal de bord des temps chaotiques", Les Belles Lettres, coll. Manitoba, Paris, 2015. http://www.patricklagadec.net/fr/livres/Lagadec-Le-Continent.pdf.

Patrick Lagadec, "Le Temps de l’invention – Femmes et Hommes d’État aux prises avec les crises et ruptures en univers chaotique", Éd. Préventique, 2019. 

http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/Lagadec-LeTempsdelInvention.pdf.

Patrick Lagadec, Emily Hough, Matthieu Langlois, "Leadership in Terra Incognita: Vision and Action", Crisis Response Journal, Vol. 15, Issue 4, December 2020, pages 14-17. 

http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/Hough_Lagadec_Langlois_Leadership.pdf.

Matthieu Langlois, "Avant, pendant, après – les trois temps de la résilience active", revue ADN, 7 novembre 2020, https://www.linkedin.com/feed/update/urn:li:activity:6730819096713166848/

Myriam Revault d’Allonnes, "La Crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps", Paris, Le Seuil, 2012. 

Michel Séguier, "Populations en danger de mort – Voies de survie collective", entretien vidéo avec Patrick Lagadec, 2009, in www.patricklagadec.net, section films pédagogiques.

Barbara Tuchman, "Un Lointain miroir – Le XIVème siècle des calamités", Fayard, 1979.

16/01/2021

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