Sanctions, souveraineté économique, l’UE derrière un bouclier de verre ?

26/05/2021 - 4 min. de lecture

Sanctions, souveraineté économique, l’UE derrière un bouclier de verre ? - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Damien Romestant est spécialiste de la compliance (LAB-FT, Anticorruption, Sanctions, Export control) et gestion de projets internationaux "gouvernance".

---

La souveraineté économique redevient un enjeu majeur dont l’Europe essaie de se saisir depuis quelques années déjà. En effet, il n’y a pas une semaine sans que l’on évoque les notions d’extraterritorialité ou bien encore que l’on apprenne que telle entreprise européenne a dû s’acquitter d’une amende record pour avoir enfreint un nouveau régime de sanctions mis en œuvre par les États-Unis. Devant l’ampleur des amendes, mais aussi et surtout, à l’aune des marchés perdus, l’Union européenne a bien tenté de blinder son bouclier défensif à travers le renforcement de sa législation de blocage.

Cependant, l’expérience ultérieure et son non-usage, à l’instar du mécanisme INSTEX élaboré pour contrecarrer les velléités américaines d’empêcher tout type de transactions, y compris les plus légales et légitimes avec l’Iran, démontrent à quel point il peut être compliqué de s’abriter derrière un bouclier qui semble ne pas résister à l’appréciation des risques de pertes potentielles qui pourraient résulter de l’exclusion des marchés nord-américains.

C’est donc dans ce contexte qu’intervient l’opinion très volontariste de l’Avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), Monsieur Hogan, dont nous souhaiterions évoquer ici les recommandations. Rappelons qu’en l’espèce, c’est un tribunal allemand qui a saisi la CJUE afin de savoir quelle suite il devait donner à une demande d’une banque iranienne, la Banque Melli, qui voyait le fournisseur de services téléphoniques de sa succursale à Hambourg lui notifier que son contrat de services était invalide. Or, il apparaît, en l’espèce, que les services fournis par Telekom Deutschland constituent la base exclusive des structures de communication interne et externe de Bank Melli Iran et sont donc indispensables à ses activités commerciales.

La banque soutient alors que cette décision est prise exclusivement sur la base d’une législation américaine interdisant aux entreprises non-américaines d’entretenir des relations commerciales avec l’Iran sous peine de sanctions secondaires, ce qui contrevient aux dispositions de la loi de blocage de l’Union européenne.

Dans les conclusions du 12 mai, l’Avocat général Gerard Hogan affirme, dès le  départ,  que  les entreprises de l’Union européenne sont confrontées à des dilemmes impossibles. Il s’ensuit un plaidoyer formidable, excessivement volontariste, qui le conduit à rappeler que le l’interdiction générale édictée par la loi de blocage de l’Union européenne à l’encontre des entreprises de l’UE, qui vise le respect de certaines législations nationales de pays tiers prévoyant des sanctions secondaires, s’applique même si une telle entreprise se conforme à cette législation sans y avoir été contrainte par un organe administratif ou judiciaire et que donc il revient à une entreprise européenne souhaitant mettre un terme à un contrat valide de démontrer que sa volonté de mettre fin à cette relation contractuelle ne repose pas uniquement sur l’objectif d’échapper à d’éventuelles sanctions américaines.

En protégeant le droit de recours de la Banque Melli, l’Avocat général entend ainsi protéger et rendre effectif le dispositif soutenu par la loi de blocage. Il affirme que s’il n’en allait pas ainsi, alors d’autres (États, entreprises) feraient sûrement de même et toute la politique publique qui sous-tend la loi de blocage de l’Union européenne pourrait être rapidement ébranlée par une situation dans  laquelle de nombreuses entités européennes décideraient discrètement de se conformer (même indirectement) à ces sanctions.

Il reviendra donc à la société désireuse de rompre le contrat d’apporter les éléments objectifs soutenant sa décision. Néanmoins, conscient malgré tout que la réalité juridique ne saurait s’effacer devant une abstraction juridique, il fournit également quelques pistes pour aiguiller les sociétés dans leur argumentaire. Ce sont donc les programmes internes de conformité ou les politiques relatives aux sanctions qui doivent être suffisamment explicites pour servir de base légale, puisque les opérateurs économiques peuvent démontrer notamment qu’ils sont engagés activement dans une politique interne cohérente et systématique de responsabilité sociale qui les pousse, entre autres, à refuser de traiter avec toute société ayant des liens avec le régime iranien.

Enfin, l’Avocat général plaide pour que les juridictions internes, saisies d’un litige relatif à une rupture de contrat, obligent la société fournisseur du service à maintenir le contrat et donc les services associés.

À voir si la CJUE suivra l’opinion de son Avocat général, mais voilà déjà un pavé lancé dans la mare. Entre volontarisme et naïveté, ces conclusions tendent à vouloir rendre effective une disposition protectrice de la souveraineté économique de l’Europe et de ses États membres qui est très souvent invoquée, mais très peu utilisée. Il est très probable que la décision prise par la CJUE appellera une révision des programmes de conformité des entreprises dont l’exposition aux marchés américains les conduiront à élaborer des politiques internes définies de telle sorte qu’elles seront toujours en mesure de se prévaloir de ne pas donner la priorité aux injonctions de Washington. Car le critère principal ne réside pas tant dans une abdication totale de nos agents économiques européens vis-à-vis des intérêts de la politique étrangère américaine que de protéger leurs propres intérêts dès lors que leurs parts de marché aux États-Unis atteignent un niveau considérable. Rappelons dans notre cas d’espèce que Telekom Deutschland appartient au Groupe Deutsche Telekom, lequel génère environ 50 % de son chiffre d’affaires aux États-Unis.

Cette affaire sera à rapprocher également d’autres cas similaires, impliquant d’autres régimes de sanctions américaines, notamment envers la Chine, qui ont été portés devant les juridictions américaines qui ont, dans plus d’un cas, donné raison au plaignant, venant ainsi rappeler au Département d’État qu’il lui revenait de respecter le principe de l’État de droit lors de l’élaboration d’un régime de sanctions. Alors que l’UE tend à s’aligner sur les décisions américaines dans le domaine des sanctions (voir les exemples de la Russie ou de la Biélorussie) et qu’elle cherche une forme d’autonomie dans ce domaine pour assurer la sécurité de ses agents économiques, la décision à venir sera forcément porteuse d’enseignements en matière de souveraineté économique. À défaut, la loi de blocage apparaîtra comme un bouclier de verre, simple instrument d’agitation médiatique d’une Europe démunie face à l’offensive juridique américaine.

Damien Romestant

26/05/2021

Dernières publications