Nasser : quel héritage 50 ans après sa mort ?

11/11/2020 - 7 min. de lecture

Nasser : quel héritage 50 ans après sa mort ? - Cercle K2

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Jean-François Daguzan est Vice-président de l’Institut Choiseul, ancien Directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique et Directeur de la revue Maghreb-Machrek.

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Le 28 septembre 1970 mourrait au Caire Gamal Abdel Nasser Hussein, Président de l’Égypte : le Raïs, le chef, le conducteur. Qui peut imaginer aujourd’hui, les millions d’Égyptiens suivant les funérailles, le choc universel de cette disparition et la douleur absolue qu’elle provoqua dans le Monde arabe et, au-delà, dans les pays en décolonisation ou engagés dans la lutte contre l’Occident capitaliste ?

Nasser disparaissait ce jour-là d’épuisement et également brisé par la défaite brutale et humiliante infligée par Israël en juin 1967[1]. Cinquante ans plus tard, que reste-t-il de l’héritage de l’homme qui incarna le mieux sans doute une certaine idée du Monde arabe ?

Quand Nasser prend en main officiellement les destinées de l’Égypte en 1956, il incarne à la fois la décolonisation, l’émergence d’un nationalisme de combat et le retour à la dignité du peuple arabe considéré comme un tout injustement séparé par l’histoire[2].

Son arrivée à la tête de l’Égypte correspond à un mouvement de fond général du Proche et Moyen-Orient. Derrière une décolonisation parfois de façade, les pays occidentaux ont maintenu des structures politiques créées et contrôlées par eux : Irak, Syrie, Jordanie, Liban, Libye (création des Nations Unies). Les États arabes du Golfe autres que l’Arabie Saoudite sont sous protectorat britannique (the Truce States). Les États du Maghreb, d’une manière ou d’une autre, sont sous souveraineté française.

Dès son arrivée, Nasser entendit peser sur quatre domaines considérés par lui comme essentiels : achever la décolonisation des "pays frères", la réappropriation de l’espace économique arabe, le rétablissement de la dignité et l’unité du peuple arabe. Le premier passa le soutien à tous les mouvements de libération (dont l’Algérien) ; le deuxième par la nationalisation du Canal de Suez, énorme pari dont l’écho fut démultiplié par la défaite diplomatique franco-britannique ; le troisième fut l’affirmation médiatique d’une identité arabe et musulmane mais appuyée sur un état séculier fort ; le dernier vit la recherche d’une unité politique avec les autres États de la région et qui débouchera sur la création de la République Arabe Unie (RAU - 1958-1961) avec la Syrie et, très temporairement, avec le Yémen du Nord. Nasser s’appuya sur l’existence d’Israël pour susciter une unité générale à la fois populaire et gouvernementale du Monde arabe. Le jeune État hébreu, présenté comme une entité exogène prédatrice et comme fer de lance de la présence coloniale dans la Région, fut l’ennemi fédérateur parfait, l’épouvantail absolu.

Qui plus est, l’alliance de l’Égypte avec l’Union Soviétique que conclut Nasser entérina la séparation du Monde arabe en deux camps (Progressistes contre Conservateurs)  – la région Proche et Moyen-Orient rejoignant ainsi la dualité radicale du monde bipolaire de la guerre froide.

D’une certaine manière, la mort de Nasser – qui prit la forme d’un deuil intégral du Monde arabe – conclut la fin d’une époque ainsi que ses espoirs :

  • Israël était plus fort que jamais.
  • Le Monde arabe était toujours plus divisé malgré la fin de la colonisation (États du Golfe souverains en 1974).
  • Économiquement, les politiques de type soviétique, d’un côté, et l’exploitation massive de la rente pétrolière, de l’autre, avaient créé un Monde arabe à deux vitesses.

Alignement avec les états-Unis pour les uns dont l’égypte, farouche isolement pour d’autres, le Monde arabe continua de se disloquer alors que se mettait en place une double tendance : la cristallisation de régimes autoritaires, d’un côté, et l’émergence d’une opposition radicale trouvant sa source dans un islamisme combattant. Ce dernier, issu du mouvement intellectuel de renaissance du Monde arabe des années 1920-1930, apparut en parallèle mais fut vite écrasé par le courant nationaliste dominant. À partir des années 1970, il renaissait comme seule alternative à l’autoritarisme ambiant. Cette idéologie propagée par les mosquées radicales considérait ces régimes et leur idéologie comme les derniers oripeaux de la colonisation et proposait une alternative aux modèles occidentaux (capitalisme et communisme) dans le retour à des fondamentaux puisés dans une lecture littérale du Coran perçu comme la réponse endogène politico-économico-sociale à tous les maux[3]. La révolution chiite iranienne de 1979 confirma cette hypothèse à ses prosélytes sunnites.

L’héritage de Nasser – nationalisme et panarabisme - fut donc, côté pouvoir, utilisé jusqu’à la corde pour justifier le poids de l’État et de ses services et l’absence de réformes et, côté islamistes, il fut voué aux gémonies car le Raïs, bien que musulman pratiquant, défendait une État séculier et la coexistence des religions[4].

Au plan personnel, Nasser n’eut pas de successeur. Boumediene l’Algérien surfa un temps sur cette vague mais ne put pas la capitaliser sur le long terme. Khadafi, qui en rêvait, était trop fantasque, malgré une bonne dizaine d’essais d’union d’États ratées, et les frères ennemis du Moyen-Orient, Hassad le Syrien et Saddam Hussein l’Irakien, jouèrent des jeux par trop personnels pour incarner une aspiration vers le haut.

En Égypte, après la rupture d’Anouar el Sadate, le successeur-transgresseur[5], Moubarak géra le pays en bon père de famille et "parrain" régional appuyé sur la plus forte armée du Proche et Moyen-Orient. La lutte contre l’islamisme absorba le reste de son énergie.

Du début des années 1980 jusqu’à 2010, ce sont trente ans de stabilité autoritaire (pour reprendre les mots d’Hubert Védrine) qui s’installent. Le seul vecteur d’opposition est la violence islamique dont la guerre civile algérienne fut l’acmé. En 2011, les printemps arabes fruits inattendus de la crise financière et économique mondial commencée en 2008, renversent des régimes considérés comme inexpugnables. Les régimes Tunisien et Égyptien s’effondrent tandis que la guerre civile ravage la Libye (Kadhafi éliminé par les Occidentaux) et la Syrie. L’Irak est déjà hors-jeu, abattu par les États-Unis en 2003, morcelé, et dévasté depuis par les offensives islamistes. Ailleurs, les monarchies se protègent comme elles peuvent, soit en engageant des réformes politiques (Maroc, Jordanie), soit par un cocktail de sécurité intérieure renforcée et de transformation technologique accélérée (Pays du Golfe).

Aujourd’hui, que reste-t-il de l’héritage de Nasser ? À peu près rien, sinon un imaginaire plus présent dans l’esprit des Anciens que de la jeunesse. L’Égypte qui fut le phare politique et intellectuel du Monde arabe ne s’est toujours pas relevée de sa révolution. Le Maréchal Président Al Sissi utilise la filiation nassériste dans son iconographie électorale mais elle reste du domaine du discours. On la trouve aussi en Algérie accompagnant l’image tutélaire de Boumediene. Les jihadistes de type Al Qaida ou État islamique ont substitué au panarabisme l’universalité de la parole du Prophète et considèrent le nationalisme comme un frein au retour du Dar al Islam, la communauté universelle des croyants[6]. Pour les monarchies du Golfe, le nassérisme ne fut jamais qu’un repoussoir et, pour les autres, il relève plus, pour ceux qui y font encore référence, de la parole invocatoire. Enfin, Israël, l’épouvantail, est peut-être en voie de normalisation après la reconnaissance en cours des des Émirats Arabe Unis et de Bahreïn accompagnée d’un nihil obstat saoudien. Cet acte politique majeur – en dépit de l’hostilité globale de l’opinion publique arabe - est peut-être le dernier clou enfoncé dans le cercueil de Nasser. Il clôt vraisemblablement une période historique désormais révolue.

Ainsi, la poussière au vent des rues du Caire est-elle, peut-être, l’ultime trace des millions d’hommes qui portèrent en terre leurs espoirs en accompagnant, il y a cinquante ans, la dépouille de Gamal Abdel Nasser.

Jean-François Daguzan

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[1] Guerre dite des six jours, au cours de laquelle Israël, face aux menaces d’une attaque combinée massive des pays arabes, engage une guerre préventive qui écrase en 6 jours, début juin, pratiquement sans coup férir, les armées égyptiennes, syriennes et jordaniennes et conquiert le plateau du Golan, Jérusalem-Est et la Cisjordanie et, enfin, le Sinaï, ramenant la frontière avec l’Égypte au Canal de Suez.

[2] En 1952, avec le Mouvement des Officiers libres qu’il a créé, il renverse la monarchie égyptienne. Le Général Naguib, officier le plus gradé, fait fonction de Président du Conseil de commandement révolutionnaire de la République d’Égypte. Nasser n’en est que le Vice-président. Il écarte Naguib en 1954, puis, en 1956, la nouvelle Constitution qu’il fait adopter, le conduit à la fonction de Président de la République.

[3] Voir Olivier Carré, Le nationalisme arabe, Petite bibliothèque Payot, Paris, 1993, 1996, 2004, p. 14-15. Les Frères musulmans, mouvement qui va essaimer dans tout le Monde arabo-musulman, émergent en Égypte en 1927.

[4] Voir Jacques Daumal & Marie Leroy, Gamal Abdel Nasser, Seghers, Paris, 1967, Discours "Fanatisme et religion", p. 154-157.

[5] En l’espace de 10 ans, Sadate lave, avec Hafez el Assad, l’honneur arabe avec la Guerre d’octobre 1973, éjecte les Soviétiques et s’allie aux Américains, signe la paix avec Israël et récupère le Sinaï perdu en 1967. Il paiera cette "disruption" de sa vie dans un attentat en 1981.

[6] En Algérie, pendant la guerre civile, le camp islamiste se déchira entre "Algérianistes", tenant pour un islam politique national, et les "universalistes" défendant la révolution universelle, comme Al Qaida. C’est ce camp qui l’emporta.

11/11/2020

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