L’approche globale, solution pragmatique pour la gestion de crise

08/12/2020 - 8 min. de lecture

L’approche globale, solution pragmatique pour la gestion de crise - Cercle K2

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Le Lieutenant-colonel Clément Launay est un officier d’infanterie ayant principalement servi au sein de la Légion Étrangère où il a acquis une grande expérience opérationnelle. Breveté de l’École de guerre, il sert actuellement au Bureau programmation finances de l’État-major de l’Armée de Terre.

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À bien des égards, la crise de la Covid-19 se rapproche des crises auxquelles sont confrontés les militaires en opérations. Notons qu’une différence demeure et elle est de taille : il n’y a pas d’ennemi et personne ne reçoit l’ordre de tuer pour remplir la mission tout en acceptant de subir le même sort.  Mais pour ce qui concerne la gestion de la crise, des similitudes peuvent être observées : incertitudes, vies en jeu, urgence de l’action, emploi massif de moyens techniques et humains... Par la force des choses, cette crise sanitaire fait appel à un grand nombre d'acteurs aux profils très différents dont les interactions constituent un élément essentiel de la réponse à apporter. Les officiers de l'École de Guerre, déployés au printemps en renfort à différents niveaux dans les ministères, ont pu constater ces similitudes sans pour autant retrouver les bonnes pratiques développées par les armées pour y remédier, notamment celles se rapportant au concept d'approche globale. De toute évidence, ce concept, cher au cœur des militaires, n'est pas partagé.

La définition des contours de l’approche globale a occupé toute une génération d’officiers depuis le début des années 2000. La production est abondante sans parvenir toutefois à une harmonisation du concept. Quelles que soit les différentes définitions, l’idée principale est qu’il faut toujours chercher à impliquer la totalité des acteurs concernés par une crise pour parvenir à en sortir. Cette approche repose sur la certitude qu’en opération, il n’y a pas de solution militaire exclusive. Pour autant, aucune solution ne serait viable sans l’implication des militaires, notamment au sol.

 

L’approche globale : un concept galvaudé et pourtant encore mal-compris

On distingue trois grandes conceptions de l’approche globale. Elles tentent toutes d’apporter des méthodes de réponses aux crises contemporaines et s’appuient d’abord sur les théories de contre-insurrection développées dans les milieux militaires :

  • L’approche américaine s’attache à développer une synergie entre tous les procédés cinétiques et non-cinétiques, directs et indirects, permettant d’atteindre l’adversaire, notamment ceux permettant de couper le lien avec la population. Le fameux "gagner les cœurs et les esprits" du Général Petraeus en Irak et en Afghanistan s’inscrit dans cette logique. Faisant la part belle au renseignement, aux études des réseaux et au ciblage, il s’agit d’accéder à une connaissance la plus large possible de l’ennemi pour pouvoir le détruire. Cette doctrine américaine est largement diffusée au sein de l’OTAN et reprise par bon nombre des pays de l'Alliance.
  • Une seconde approche est développée au sein des organisations internationales (ONU, UE) qui considèrent que le traitement d’une crise doit avant tout être conduit sous la houlette d’organismes civils, avec la participation active des agences internationales et des ONG dans le processus de stabilisation et de reconstruction. La réponse militaire, de préférence non-cinétique, ne représente qu’un des aspects, si possible mineur, du processus. L'action armée, potentiellement génératrice de violence, peut même faire l’objet d’une certaine méfiance de la part des autres acteurs. Cette approche met l’accent sur les moyens, humains et financiers, qui doivent être dévolus au règlement des crises.
  • Enfin, l’approche française cherche à trouver un équilibre entre civils et militaires. Elle appelle une intégration poussée de tous les acteurs. Malgré les difficultés rencontrées dans sa mise en œuvre, l’approche globale à la française se veut le reflet du fonctionnement étatique, organisé autour du travail interministériel et d’un exécutif fort. Elle n’est envisageable que dans le cadre d’un processus décisionnel performant et centralisateur. La mise en place d'une cellule interministérielle unique constitue la clef de voûte du dispositif de réponse à la crise. Elle vise à obtenir la convergence de l'action de tous les acteurs, étatiques comme non-gouvernementaux. Enfin, la prise en compte du facteur humain est essentielle dans le succès de l'approche globale.

Développés dans les milieux militaires et stratégistes autorisés, ces concepts ne semblent pas avoir survécu à la disparité des différentes conceptions nationales et à la compétition interservices et interministérielles propres aux démocraties occidentales. Pourtant, les militaires ne cessent de l'invoquer pour établir une paix durable dans les multiples pays où ils sont engagés, pour ne pas dire enlisés. Confrontés à la réalité du terrain, de la guerre et des souffrances des populations, les militaires ressentent plus que quiconque l’impérieuse nécessité des coopérations inter-nationales, inter-services, inter-agences, inter-ministérielles... Ils savent qu'une solution de sortie de crise strictement militaire n’existe pas, quand bien même les supériorités technologique et stratégique seraient écrasantes. Pour les militaires, la nécessité de l’approche globale ne fait aucun doute. Elle trouve plus que jamais sa pertinence dans un monde de plus en plus connecté. En outre, le relatif constat d’échec des opérations des dix dernières années, qui laisse chez les principaux acteurs de cette doctrine comme "un sentiment d’inachevé", apparaît davantage lié à un déficit de coopération qu’à une véritable obsolescence de cette approche.

 

Un outil adapté à la résolution des crises complexes à promouvoir

En France, cette conception de la résolution des conflits ne rencontre que peu d’écho en dehors du Ministère des Armées. Les raisons de ce désintérêt pour l’approche globale sont multiples. La principale cause peut être à première vue attribuée à la compétition financière qui se joue entre les ministères. Du point de vue des autres missions de l’État, notamment les plus régaliennes, le Ministère des Armées reçoit bien assez de subsides pour être capable de gérer seul les crises, d’être présent quoiqu’il arrive (crise intérieure, sanitaire, catastrophe naturelle, etc.) et surtout quoiqu’il en coûte. Au regard du budget consenti aux Armées et à la mission Défense en général, mais aussi du fait d'une ignorance croissante de la société à l'égard de la chose militaire, une telle perception n’est pas étonnante. En outre, personne ne comprendrait que les armées se concentrent uniquement sur leur "cœur de métier", au détriment d’autres crises qui les concerneraient moins.

Par ailleurs, aucun service, aucun ministère et aucune agence n’apprécie qu’un autre acteur, surtout s’il apparaît comme plus efficace, vienne empiéter sur ses prérogatives. Il s’agit pour eux de défendre leur périmètre d'action et leurs moyens, craignant que ceux-ci ne soient réaffectés ailleurs.

Si la tension budgétaire explique en partie la méfiance des autres ministères pour le concept d’approche globale, un autre aspect plus sociologique mérite d’être souligné. Les militaires sont bien souvent tenus à distance par les autres cadres de la nation dans un sentiment mêlant la méfiance et le respect. La perte de culture militaire dans la haute administration renforce cette mise à distance des militaires. Cette méfiance est aussi le fruit de l’Histoire française, de Napoléon à De Gaulle, qui met en lumière le rôle parfois majeur joué par des militaires. Elle est aussi la conséquence de l’isolement des militaires dans leur domaine, dit à juste titre "réservé". Pourtant, en 1891, personne ne contestait au Maréchal Lyautey de s’exprimer dans la "Revue des deux mondes" sur le rôle social de l’officier. Certes, la parole des militaires a été tantôt libérée, tantôt restreinte. La modernisation du statut général des militaires en 2005 visait certainement à accroître leur liberté d’expression. Or, c’est au même moment, avec la professionnalisation et la mise en œuvre d’une nouvelle organisation budgétaire, qu’on a invoqué le recentrage sur ce "cœur de métier", limitant leurs implications dans d’autres domaines.

Ainsi, il nous faut constater qu’une certaine inquiétude peut poindre quand les militaires entendent développer des concepts qui leur feraient jouer un rôle fédérateur et majeur, quand bien même la résolution d’une crise l’exigerait, et qu'ils seraient les seuls à disposer des outils de planification et de conduite performants et éprouvés.

Enfin, à la tension budgétaire et la mise à distance des militaires s’ajoute une profonde méconnaissance par les militaires eux-mêmes des logiques ayant cours dans la haute administration et des mécanismes civils de gestion de crise. À titre d’exemple, le mot "planification" n’a pas le même sens dans l’armée et dans le civil. Pour les militaires, il s’agit d’élaborer un plan de campagne. Pour les civils, c’est un plan d’urgence. À un "état final recherché" et aux points décisifs générant autant de points de décision répondent des fiches réflexes destinées aux fonctionnaires du corps préfectoral pour faire face à des situations limitées dans le temps et dans l'espace. On ne déroule pas un plan gouvernemental comme on déroule un plan de campagne, pour la simple raison qu’un plan gouvernemental n’est pas linéaire mais ponctuel. Pour une efficacité instantanée, la réflexion est volontairement restreinte au suivi des actions à mener, ce qui peut être rassurant quand on n'a pas été formé à la prise de décision sous la contrainte du temps et de l'ennemi.

Remédier à ce désintérêt pour l’approche globale est avant tout une question de volonté politique dans la mesure où la doctrine française repose en premier lieu sur un organe décisionnel fort et unique. Dans la crise de la Covid-19 du printemps 2020, la multiplicité des cellules de crise (MEAE, MININT, MSS) a nui à la cohérence de la réponse. Si Beauvau était bien le coordinateur naturel des crises sur le territoire national, la complexité de la crise sanitaire et les querelles d’ego ont révélé les limites de ce système. D’aucuns pourraient penser que le SGDSN pourrait tenir un rôle plus important. Mais il n'est à ce stade pas dimensionné pour piloter une cellule de crise, quand bien même le travail de rédaction et de mise à jour des plans gouvernementaux comme la préparation de l’État aux crises est de sa responsabilité.

En attendant une nouvelle organisation, il faut saisir toutes les occasions pour accroître la connaissance mutuelle entre les officiers et les cadres de la fonction publique amenés à travailler ensemble dans la gestion des crises. Si, d’un côté, les autres organismes pourraient apprendre à donner une place aux militaires, les armées pourraient aussi faire un effort pour parfaire la culture interministérielle de ses officiers. Il y a différentes possibilités : en développant davantage les échanges et les temps de service en dehors du ministère des Armées ; en accueillant des administrateurs civils venant d’autres ministères ; en facilitant leur intégration dans des dispositifs de réserve souples. Ces échanges permettraient dans le même temps d’accroître la culture militaire de la haute administration. Une meilleure connaissance croisée des acteurs civils et militaires est une des clefs de la gestion efficace des crises et un préalable à la mise en œuvre de l'approche globale.

Clément Launay

08/12/2020

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