Frontières et tribalisme

24/04/2021 - 2 min. de lecture

Frontières et tribalisme - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Michel Orcel est Écrivain, Éditeur, Psychanalyste. Il est lauréat du Trophées K2 "Littérature" 2020.

---

 

Au cours des siècles, les frontières (si tant est qu’elles aient existé jadis sous ce nom, avant même les limes latines) ont fluctué. Peuples, langues, mœurs ont fugué, migré, colonisé, rien n’est plus sûr. Faut-il pour autant nier la valeur opérative du mot "frontières" ? On ne voit pas pourquoi les mouvements qui ont affecté la planète à l’ère des chasseurs-cueilleurs nomades, avant la sédentarisation agricole, seraient en quelque manière des exemples pour la société moderne et post-moderne. On sait du reste aujourd’hui que la violence n’est pas née avec la propriété, mais que, contrairement à la thèse néo-rousseauiste qui a longtemps prévalu, elle existait précédemment. Il suffit en effet que deux individus ou deux groupes convoitent le même bien pour qu’il y ait conflit.

Si le concept de frontière n’est pas antérieur à la propriété, n’existe-t-il pas sous forme d’esquisse dans la perception que l’homme a toujours eue de son corps ? L’expérience de la blessure ou du viol témoignent, pour l’esprit le plus archaïque, que la peau est une frontière, la frontière entre le corps et le monde. Que la possession terrienne s’en mêle, et l’idée de peau s’étend jusqu’aux bornes du champ. Et de là aux limites de la cité ou de la seigneurie, du royaume, de l’État. Le cas même de l’Empire – romain ou austro-hongrois –  manifeste bien que la frontière ne se réduit pas aux critères géopolitiques ni mêmes culturels. La frontière est un témoin à la fois charnel et symbolique.   

C’est pourquoi sans doute l’abandon progressif des frontières étatiques en Europe suscite à la fois l’adhésion ou du moins l’indifférence des "élites" et, en même temps, la crispation inquiète, voire effrayée, des couches « populaires », et même des classes moyennes paupérisées. Les frontières sont des limites rassurantes ; elles impliquent la possession d’un bien commun qui dépasse la propriété matérielle ; elles s’apparentent en cela aux normes morales qui régissent la sociabilité. Abolir les frontières, c’est – osons le mot – ruiner un édifice symbolique. C’est pourquoi l’abolition des limites géographiques ne saurait être sans rapport avec l’abolition des limites sexuelles. Annuler les frontières étatiques, c’est nier et abolir les riches différences historiques, ethniques, culturelles, et symboliques. Pour quelles raisons alors se crisperait-on sur les frontières entre "genres" ? La terre est à tout le monde, l’identité politique se dilue, l’identité sexuelle elle-même n’a plus de sens. 

Mais le plus remarquable, sinon le plus étonnant, c’est que, dans ce village-monde où tout migre et se fond dans une masse apparemment uniforme et plastique, d’autres identités se reforment, des clubs, des clans, des tribus resurgissent : on revendique sa couleur, son histoire minuscule, sa sexualité transgressive, et l’universalisme est si bien battu en brèche qu’on interdit désormais à l’autre d’entrer – fût-ce par écrit, fût-ce en pensée – dans son petit champ identitaire. Plus de frontières, de communautés nationales, de règles sociales, de politesse, de sexuation.  Mais plus les frontières s’effritent, plus les identités minuscules s’érigent en idéologies intégristes. « Le  narcissisme des petites différences », dirait Freud. 

Michel Orcel

24/04/2021

Dernières publications