Entretien avec Sébastien Crozier sur les nouvelles organisations du travail post-COVID19

06/05/2021 - 6 min. de lecture

Entretien avec Sébastien Crozier sur les nouvelles organisations du travail post-COVID19 - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Sébastien Crozier est Président CFE-CGC chez Orange.

---

La crise COVID19 est-elle un facteur transformant, accélérateur, du focus sur le télétravail ? De façon pérenne ou temporaire ?

La crise nous démontre que l’activité télétravaillable n’est pas si importante. Il y a un écart entre ceux qui lisent et débattent, concernés par le télétravail, et les travailleurs. Le focus ne représente pas la réalité sociale. 75% des activités ne sont pas télétravaillables en France.

Cela donne par défaut une impression de centralité du télétravail dans le débat sur l’organisation du travail.

Les activités de télétravail coïncident avec la prolétarisation des activités du tertiaire. Les personnes sont au bureau derrière un ordinateur comme si elles étaient derrière une machine-outil. Il y a quelques activités tertiaires de contact, mais qui ne sont pas majoritaires. Cela induit un mode de production que l’interconnexion des postes de travail a contribué à modifier, l’information, les éléments nécessaires au travail, arrivant de façon dématérialisée, de différents lieux. Cela a généré une disparition du besoin de présence physique au bureau. La production tertiaire peut être organisée à distance.

C’est cette étape qui a amené à la définition du télétravail.

Il s’agit de la notion de travail à distance. Le travail au domicile de l’individu est une exception et n’est pas la définition du télétravail. Le télétravail n’est pas un transfert du lieu de production tertiaire vers le lieu de vie de l’individu. Ce qui avait existé dans l’activité industrielle où il était demandé aux ouvriers de faire des assemblages à leur domicile. La production taylorisée se trouvait alors au domicile des individus.

 

Pourquoi constatons-nous une demande croissante des salariés pour le travail à domicile ?

La société n’a pas pris en considération la notion d’efficience dans cette évolution.

La crise sanitaire nous a ramené à l’essentiel pour protéger la santé.

Les salariés ont été mis massivement en travail à distance, qui est devenu le lieu de résidence des individus, pas forcément la résidence principale.

Cela a renvoyé à deux idées principales qui étaient latentes :

  • Qu’est-ce que le lieu de travail ?
  • Qu’est-ce que le temps de transport ?

La fin du XXième siècle a vu l’explosion des temps de transport pour se rendre au travail.

Le temps de transport est intégré par le collaborateur comme une composante de son coût de production. Le curseur de décision de l’individu se situe sur une échelle temps / argent. Cet arbitrage est permanent, dans les choix de poste, dans le temps passé en ligne pour des activités personnelles ou personnelles, dans le choix d’achat de temps auprès de services,… L’accès à internet est un élément qui fait bouger le curseur.

La législation française a choisi de ne pas qualifier le temps, ni en temps de travail ni en temps de repos. Mais les agents économiques eux se régulent en fonction du temps, le temps de transport étant considéré comme du temps non disponible pour soi.

L’entreprise n’a pas fait l’effort de réfléchir ses choix d’implantation en tenant compte du lieu de vie des salariés.

La double crise, notamment en île de France, des transports, puis de la pandémie, a fait prendre conscience aux entreprises que déplacer des collaborateurs sur de grandes distances était contre-productif. L’absentéisme par exemple est corrélé avec le temps de transport. Un médecin définira la durée d’un arrêt en fonction du temps de transport.

Une entreprise de l’assurance a par exemple supprimé trois tours à la Défense, et créé des bureaux à proximité des lieux de vie des salariés.

Dans les activités où l’activité à distance n’est pas possible, les boutiques par exemple, les personnes sont permutables d’une boutique à l’autre. Prendre en compte la base vie des personnes dans l’affectation et leur temps de transport permet une amélioration immédiate des conditions de travail par une réduction du temps de transport.

 

La deuxième notion est de considérer ce qu’est le lieu de travail.

L’immobilier considéré comme un coût, a été transféré des RH vers les services généraux, et donc géré comme une ligne de coût purement immobilière. Les entreprises ont oublié la notion d’immobilier pour la performance et le bien-être. Le flex desk a été déployé dans une optique d’optimisation de coût, exclusivement.

Quel est alors l’intérêt de l’acteur à se rendre dans un environnement hostile ? Aucun, ce qui pousse l’acteur à solliciter du télétravail.

Les bureaux ne doivent pas être des usines de production du tertiaire uniquement, l’employeur a une obligation de mettre à disposition un lieu de travail décent, mais doit permettre de retrouver des lieux où l’interaction sociale est source de productivité. C’est retrouver la productivité collective en complément de la productivité individuelle.

L’enjeu est de distinguer au sein du travail ce qui est productiviste, et peut être exercé n’importe où, et ce qui n’est pas productiviste et nécessite des interactions sociales. Tout en étant prudent, certaines tâches comme le support client peuvent être effectuées à distance, mais perdent en efficacité s’il n’y a pas d’interactivité pour échanger sur les réponses à apporter et la qualité de service.

 

Quel est selon vous le juste équilibre entre télétravail et temps collectifs?

Est-ce que le vrai problème débattu est celui du télétravail, ou est-ce que les entreprises n’ont pas compris ce qu’est l’acteur économique, et les impacts du temps de transport et de la qualité des lieux sur sa motivation et les interactions pour la performance collective ?

Le temps de présence au bureau peut diminuer, mais pas le temps d’interaction sociale, sauf à perdre en productivité collective.

L’innovation est le secteur le plus touché par la baisse de ces interactions collectives.

L’agent économique qui ne se rend pas compte qu’en diminuant son interaction sociale, il se prive de productivité et de formation personnelle, court un risque de se couper de l’emploi sur le long terme, des rencontres et réseaux, et de la diversité de ces rencontres et opinions.

Le télétravail est générateur

  • D’une productivité individuelle à court terme
  • D’une perte de productivité collective à moyen terme
  • D’une perte de productivité individuelle à long terme

La réponse doit se faire par

  • Le réaménagement du territoire, et la fin des sièges géants des entreprises au profit de sites en proximité. La puissance publique doit se réapproprier cette question, notamment en utilisant les métadonnées et le conseil aux entreprises sur leur site d’implantation.
  • Le réaménagement des lieux de travail pour qu’ils deviennent des lieux d’échange, d’interaction.

Le télétravail pourra se développer sous ces deux conditions, mais pas sous celle du domicile comme lieu de travail.

 

Les tâches télétravaillables ou productivistes ne sont-elles pas les mêmes que celles qui seront automatisables demain et donc cela constitue-t-il une menace sur l’emploi ?

Les services de back office dont les tâches peuvent être télétravaillées sont aussi celles qui pourraient disparaître demain par la numérisation. Mais il y également des tâches de réflexion et prise de recul qui ne sont pas digitalisables et seront toujours plus productives dans des conditions favorisant la concentration.

 

 
Cette déconnexion entre lieu de travail et travail n’est-elle pas une opportunité pour favoriser l’inclusion et l’intégration de populations écartées de l’emploi aujourd’hui ?

Les populations écartées de l’emploi aujourd’hui le sont le plus souvent en raison de la faiblesse de leur qualification. Les politiques de délocalisation dans des pays à bas coût de main-d’œuvre sans contre mesure de la puissance publique a massivement détruit des emplois.

Ces populations ont une maitrise souvent insuffisante du numérique pour leur permettre d’exercer une activité à distance et en particulier faisant appel à un fort usage de l’informatique.

 

Pouvons-nous encore définir un modèle unique pour tous ?

Il n’y a pas de modèle unique sur le sujet du télétravail, et ce d’autant moins que la crise sanitaire a mis en avant le côté indispensable des métiers nécessitant une intervention physique. Il y aura assurément des évolutions dans l’organisation du travail. Le travail à distance se développera. Pour autant, de nouveau, seules certaines catégories de personnels et quelques personnes, les plus aisées, pourront piloter leur activité professionnelle depuis leur domicile, voire leur résidence secondaire.

06/05/2021

Dernières publications