Du télétravail contraint au télétravail consenti : la perspective du télétravail post-Covid

17/05/2021 - 10 min. de lecture

Du télétravail contraint au télétravail consenti : la perspective du télétravail post-Covid - Cercle K2

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Boris Sourbes est Avocat & Docteur en droit.

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La mise sous confinement liée au contexte pandémique du Covid-19 a conduit de nombreuses entreprises à introduire ou généraliser la pratique du télétravail avec le double objectif de maintenir une partie de l’activité tout en préservant la santé des salariés.

Si le télétravail pour motif exceptionnel a été l’occasion de tester la pertinence de ce mode d’organisation du travail dans les entreprises, elle a aussi permis de révéler les faiblesses d’une introduction "dans l’urgence", sans formation préalable à destination des salariés et de leur manager qui n’y étaient pas préparés.

À l’aune d’une sortie de crise, nous devons considérer que le télétravail motivé par les circonstances exceptionnelles ne saurait perdurer pour devenir la norme. Dans le même temps, l’expérience "contrainte" du télétravail a permis de révéler les difficultés d’intégration de ce mode d’organisation du travail, en même temps que les inégalités de situation. Le vécu de cette réalité doit servir à poser les bases d’une expérience non traumatique du télétravail salarié.

 

I. Le télétravail à l’ère de la Covid-19 : une expérience du télétravail anormalement contrainte

Dès l’origine, le télétravail a été vu comme devant revêtir un caractère volontaire, tant pour le salarié que pour l’employeur. C’est ainsi que l’ANI du 19 juillet 2005 dispose, dans son article 2, intitulé "caractère volontaire", que "le télétravail revêt un caractère volontaire pour le salarié et l’employeur concernés. Le télétravail peut faire partie des conditions d’embauche du salarié ou être mis en place, par la suite, sur la base du volontariat. Dans ce cas, il doit faire l’objet d’un avenant au contrat de travail. Si un salarié exprime le désir d’opter pour un télétravail, l’employeur peut, après examen, accepter ou refuser cette demande".

Ce principe du double volontariat figure à l’article L. 1222-9 du Code du travail et est susceptible de s’appliquer à deux situations distinctes : celle où le télétravail fait partie des conditions d’embauche et celle où elle n’en fait pas partie.

En rupture avec ce principe, c’est au titre d’une dérogation visée à l’article L. 1222-11 du Code du travail que le télétravail a été imposé aux salariés et, de manière plus ou moins sous-entendu, par le gouvernement aux employeurs.

L’article précité dispose, en effet, qu’en "cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie, ou en cas de force majeure, la mise en œuvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés".

Si nombre d’entreprises ont redouté l’application de cette disposition en raison du bouleversement qu’elle génère sur les organisations traditionnelles de travail, une analyse historique du télétravail pour circonstance exceptionnelle offrait néanmoins une grille de lecture sécurisante tant pour les employeurs que pour les salariés.

Ainsi, il convient de se souvenir que cette disposition fut à l’origine une introduction de la loi Warsmann qui se rapportait, en réalité, à une situation bien particulière, générée par la menace de pandémie liée à la grippe A (H1N1) de l’année 2007-2008 et des craintes qu’elle a suscitées pour l’économie nationale. Le gouvernement avait donc incité les entreprises à prévoir des plans de continuité d’activité (PCA) et l’Institut de veille sanitaire (INVS) avait émis des recommandations à destination des entreprises pour qu’elles prévoient des mesures pour faire face au risque sanitaire, au nombre desquelles figure le passage momentané de salariés au télétravail.

Une circulaire du 3 juillet 2009[1], peu connue, aurait mérité une plus ample publicité dans le contexte actuel, puisqu’elle précisait les modalités du passage temporaire en télétravail parmi lesquelles figuraient notamment :

  • l’exigence d’un accord écrit du salarié ;
  • le maintien des services collectifs et des prestations sociales de l’entreprise ;
  • l’impossibilité de pénétrer dans le domicile privé sans l’accord du télétravailleur ;
  • l’impossibilité d’imposer au télétravailleur l’accueil d’autres personnes, en particulier de clients ;
  • l’impossibilité d’effectuer des contrôles à l’insu du salarié ;
  • la charge de la protection des données traitées par le télétravailleur incombe à l’employeur ;
  • le fait que la fourniture, l’installation et l’entretien du matériel ne soient pas à la charge du salarié
  • la possibilité de fixer les limites à l’utilisation du matériel et d’y associer des sanctions.

La circonstance exceptionnelle caractérisant la survenance d’une pandémie grippale justifiait que l’employeur puisse recourir de manière provisoire au télétravail. Cette circonstance ne pouvait cependant conduire à l’imposer : l’employeur pouvait en faire la proposition, mais la mise en place effective du télétravail était subordonnée à l’accord écrit du salarié. En cas d’acceptation, la circulaire du 3 juillet 2009 déterminait un certain nombre de garanties.

De la même manière, les circonstances exceptionnelles ne sauraient servir de justification pour imposer à l’employeur un mode d’organisation du travail qu’il n’est pas en mesure de pouvoir mettre en œuvre pour des raisons organisationnelles, financières ou de gestion des ressources humaines. 

Plus généralement, que peut-on attendre d’un télétravail imposé par un dirigeant d’entreprise qui n’adhère pas à cette modalité d’organisation du travail ? Le danger réside inévitablement dans une mise en œuvre d’un télétravail fondé sur les référentiels du travail en présentiel.

Au regard de ces principes, force est de constater que c’est une expérience traumatique du télétravail à laquelle ont dû faire face employeurs et salariés, à coup notamment de menaces gouvernementales pour les employeurs.

Le traumatisme du travail à distance imposé s’est doublé, en pratique, d’une mise en œuvre du télétravail inégale selon la taille des entreprises concernées.

Ainsi, les grandes entreprises (Axa, Société Générale, Thales, Altran, Nestlé France, Atos, etc.) disposaient bien avant la crise pandémique de la Covid-19 d’accords de télétravail expérimentaux. Ces accords avaient fait l’objet d’une large négociation entre les partenaires sociaux et les dirigeants, de manière à adapter et sécuriser la pratique du télétravail en fonction des particularités de l’entreprise et de la situation des salariés concernés. Il convient de préciser que ces entreprises disposaient des capacités financières permettant d’initier une conversion du management pyramidal à un management plus horizontal ainsi que des actions de formation adaptées à destination des salariés et des managers. 

À l’inverse, il est apparu que les PME/TPE ont subi de plein fouet l’introduction du télétravail "dans l’urgence", sans préparation préalable des salariés et des employeurs qui n’y étaient pas initiés. Le télétravail ne s’improvise pas car il constitue un véritable bouleversement tant du point de vue de l’organisation de travail de l’entreprise que des conditions de travail des salariés. Or, l’état d’urgence sanitaire a conduit ces entreprises à improviser sur des aspects du télétravail qui s’inscrivent habituellement dans un temps long (actions de formation, conversion du système managérial pyramidal, audit des ressources matérielles et de la prévention des risques professionnels associés à la pratique du télétravail, intégration progressive de la culture du travail à distance dans l’organisation de travail, etc.).

Il convient donc de le rappeler : le télétravail n’a jamais été conçu comme un mode d’organisation du travail contraint, mais comme résultant de la pleine adhésion des parties au contrat de travail. La pérennisation du télétravail au sein des entreprises supposera donc la prise en compte des traumatismes endurés. De ce point de vue, l’établissement d’un premier bilan sur le ressenti des télétravailleurs, sur les manques et les besoins respectifs des salariés et des employeurs sera de nature à jeter les bases d’une construction d’un télétravail post-Covid.

 

II. La construction du télétravail post-Covid

Le retour à l’accord de volonté comme préalable à l’expérience du télétravail salarié est une condition d’une pratique de cette modalité d’emploi en conformité avec les impératifs de gestion des entreprises et de prévention des risques professionnels.

Cet accord de volonté permet à l’employeur de procéder à un audit préalable des conditions d’embauche d’un télétravailleur et de mise en œuvre du télétravail.

Dans cet audit, les principales difficultés rencontrées dans la mise en œuvre du télétravail pour circonstance exceptionnelle devront faire l’objet d’une discussion avec l’ensemble des acteurs du télétravail : salariés, employeur, représentants du personnel, médecine du travail notamment. Les sujets à évoquer porteront notamment sur l’instauration d’une véritable politique de prévention des risques professionnels associés à la pratique du télétravail.

Le télétravail à domicile pour circonstance exceptionnelle a, en effet, mis en relief les risques récurrents auxquels sont soumis les télétravailleurs et notamment :

  • L’isolement social et professionnel de certains télétravailleurs : le télétravail est une modalité d’organisation du travail qui sépare physiquement le salarié du collectif de travail auquel il appartient. Dès lors, il est propice à générer des situations d’isolement. Les risques liés à la situation d’isolement du télétravailleur sont nombreux. Ainsi, on a vu durant la crise sanitaire des télétravailleurs perdre le sentiment d’appartenance à un collectif et se sentir exclus. La distance a également favorisé la fixation d’objectifs inatteignables. Cette situation a généré des situations de stress et d’anxiété. Dans le cadre de certaines tâches, l’absence de stimulation et de présence a pu entraîner une baisse de vigilance et un sentiment d’ennui, avec une impression d’inutilité, voire d’abandon. Cette situation a été, dans certaines situations, génératrice de bore out, syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui.
  • Les risques psychosociaux issus des débordement cognitifs du télétravailleur : dans certaines situations où le domicile du salarié n’était pas adapté à la pratique du télétravail et en l’absence de matériel professionnel dédié (présence d’enfants, locaux non adaptés à la pratique du télétravail, utilisation des outils personnels de communication du salarié à des fins professionnelles), il est apparu une intensification de la confusion des sphères de vie personnelle et professionnelle du salarié. Ainsi, il a pu être constaté des phénomènes de fusion où les sphères travail et personnelle étaient imbriquées dans une même sphère d’activité. Ces phénomènes de porosité des frontières entre travail et non-travail ont été de nature à accroître les conflits conduisant à un débordement, à un surinvestissement du salarié, générateurs d’épuisement et d’anxiété, et généralement de violence au sein de la sphère familiale du salarié.

Dans la prévention de ces risques, l’employeur pourra agir de l’intérieur, notamment par l’intermédiaire de la formation des salariés et des managers en charge du pilotage du télétravail. Il convient de rappeler qu’en application de l’article L. 6321-1 du Code du travail, l’employeur est tenu à une obligation générale de formation. En application de l’article L. 4121-1 du même code, il est également tenu de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la sécurité physique et mentale du salarié. Ces mesures comprennent, selon le texte, des "actions d’information et de formation".

Ces actions de formation dispensées par l’employeur devront, en toute hypothèse, répondre aux besoins spécifiques d’une situation en télétravail. En application des articles 1 et 2 de l’ANI du 19 juillet 2005 relatif au télétravail, elles seront de deux ordres et devront s’adresser tant au télétravailleur qu’à son manager :

  • des actions techniques relatives aux caractéristiques du matériel mis à disposition et à ses conditions d’utilisation, mais également à la gestion des incidents techniques ;
  • des actions organisationnelles et comportementales relatives aux règles de prévention en matière d’hygiène et de sécurité, à la communication et au management à distance.

Le télétravail mis en place dans le cadre de la crise sanitaire est l’illustration de ce que le travail à distance est créateur de nouvelles vulnérabilités et de nouveaux besoins qui remettent en cause l’analyse binaire entre partie faible, d’un côté, et forte, de l’autre ; entre le tout légal et le tout contractuel ; entre vie privée et vie professionnelle. Les intérêts respectifs du salarié et de l’employeur y apparaissent à la fois plus nuancés et plus contrastés. C’est à l’aune de cette réalité qu’il conviendra de construire le télétravail de l’ère post-Covid.

Boris Sourbes

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[1] Circulaire DGT n° 2009/16 du 3 juillet 2009 intitulée "Circulaire relative à la pandémie grippale et complétant la circulaire DGT n° 2007/18 du 18 décembre 2007", p. 10-11.

17/05/2021

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