Du confinement des droits sociaux au temps du Covid 19 Les dérogations aux durées maximales de travail à l’aune des Conventions de l’OIT

12/05/2020 - 4 min. de lecture

Du confinement des droits sociaux au temps du Covid 19  Les dérogations aux durées maximales de travail à l’aune des Conventions de l’OIT - Cercle K2

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Lucas Bento de Carvalho est Professeur à la faculté de Droit et Science politique de Montpellier, Ecole de droit social de Montpellier.

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Il faut reconnaître à l’actuelle Ministre du Travail un certain talent en matière de communication. Succédant à la présentation d’une réforme de l’assurance chômage « résolument tournée (...) pour la précarité », l’annonce en mars dernier de l’ouverture d’une « période de confinement des droits » en réponse à l’urgence sanitaire confirme Muriel Pénicaud dans l’art consommé du lapsus. Révélateur, il l’est une nouvelle fois, authentique sous-texte épargnant aux juristes une lecture fastidieuse des études d’impact et autres exposés des motifs. En témoigne, parmi les nombreuses mesures destinées à adapter notre législation sociale au temps du Covid 19, l’extension des dérogations aux durées hebdomadaires maximales de travail.

L’ordonnance du 25 mars 2020 autorise ainsi « les entreprises relevant de secteurs d'activité particulièrement nécessaires à la sécurité de la Nation et à la continuité de la vie économique et sociale à déroger aux durées maximales de travail légales ». En particulier, son article 6 prévoit que ces entreprises pourront notamment « porter la durée hebdomadaire maximale absolue jusqu'à 60 heures ». Si cette faculté était déjà inscrite à l’article L. 3121-21 du Code du travail en cas de « circonstances exceptionnelles », elle était néanmoins subordonnée à une autorisation préalable de l’inspection du travail. Ce n’est désormais plus le cas, l’employeur pouvant décider seul de déroger aux durées maximales de travail, avant d’en informer le comité social et économique et le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi.

Si le traitement de l’urgence appelle à n’en point douter une accélération de la prise de décision, ce retour à l’unilatéralisme est pourtant loin de s’imposer avec la force de l’évidence. Tout d’abord, l’abandon de la notion de « circonstances exceptionnelles » au profit d’un ciblage des secteurs activités « particulièrement nécessaires (...) à la continuité de la vie économique et sociale » accroit considérablement le domaine des dérogations. Ensuite, il est étonnant que la voie du dialogue social et de la négociation collective, dont les réformateurs autoproclamés ne cessent d’exalter les vertus, soit écartée pour faire place nette à la seule volonté du chef d’entreprise. Craindrait-on quelques réticences de la part des salariés à travailler 60 heures par semaine, au moment où la France connaît un chômage de masse que le recours aux CDD pour surcroît temporaire d’activité contribuerait à contenir, à tout le moins le temps de la crise ? A titre de comparaison, on soulignera que la possibilité d'imposer ou de modifier les congés payés des salariés, prévue par l’ordonnance du 25 mars 2020, est subordonnée à la conclusion d'un accord d'entreprise ou, à défaut, un accord de branche. Enfin, la relégation de l’inspection du travail à un hypothétique contrôle a posteriori n’est pas de nature à rassurer les travailleurs ni celles et ceux qui ont pour mission de s’assurer du respect de leurs droits. Devenue un enjeu de compétitivité économique, les règles relatives à la durée du travail n’en demeurent pas moins fondées sur un objectif de protection de la santé des salariés, comme l’illustre la loi de 1841 limitant la durée du travail des enfants et considérée comme le premier jalon de notre législation sociale.

Face à ces dangers, les Conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) – particulièrement la Convention n°1 de 1919 sur la durée de travail dans l’industrie (à laquelle on peut ajouter les Conventions consacées au travail de nuit et au repos hebdomadaire) – peuvent-elles offrir aux travailleurs la protection juridique qui leur est aujourd’hui déniée par le droit du travail français ? S’il est acquis que les dispositions nationales contraires aux Conventions de l’OIT ratifiées doivent être écartée, il convient néanmoins de rester prudent au moment d’envisager une éventuelle inconventionnalité de l’ordonnance du 25 mars 2020. Etablissant à 48 heures la durée maximale de travail hebdomadaire – à une période de déclin économique de l’Europe, faut-il le rappeler – la Convention de 1919 reconnaît aux règlements de l’autorité publique la faculté de prévoir « les dérogations temporaires qu'il y aura lieu d'admettre pour permettre aux entreprises de faire face à des surcroîts de travail extraordinaires ».

La réalisation d’heures supplémentaires doit toutefois s’effectuer, selon les termes de l’OIT, dans des proportions « raisonnables ». En 2005, puis en 2018, la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations soulignait le caractère temporaire de ces dérogations en réaffirmant « l’objectif général [des conventions sur la durée du travail] de faire de la journée de huit heures et de la semaine de 48 heures une norme légale qui protège les travailleurs contre une fatigue excessive et qui leur donne un temps de loisir raisonnable et la possibilité de se détendre et de mener une vie sociale ». Maintenues a minima jusqu’en décembre 2020, il n’est dès lors pas certain que les dérogations françaises satisfassent à cette exigence. La Commission engageait en outre les Etats à « procéder à une évaluation approfondie du degré d’intensité du travail en cause, de la mesure dans laquelle il peut occasionner de la fatigue physique ou mentale, et des conséquences négatives possibles de cette fatigue pour le travailleur concerné et le public en général ». Sur ce point, l’action du Gouvernement est-elle à la hauteur des engagements internationaux de la France, tels que précisés par les organes de contrôle de l’OIT ? Il est permis d’en douter. En affaiblissant, d’une part, le cadre juridique des durées maximales de travail, tout en multipliant, d’autre part, les recommandations en faveur des gestes barrières en entreprise, le Ministère du Travail affiche des positions contradictoires, pour ne pas dire inconciliables : à quoi bon prétendre protéger les travailleurs face au Covid 19 si, dans le même temps, leur santé et leur sécurité se trouvent menacées par des durées de travail excessives ?

Lucas Bento de Carvalho

Professeur à la faculté de Droit et Science politique de Montpellier

Ecole de droit social de Montpellier

12/05/2020

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