Covid : "une défaite intellectuelle française" ?

04/02/2021 - 6 min. de lecture

Covid : "une défaite intellectuelle française" ? - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Alain Meininger est ancien administrateur hors classe au ministère de la Défense.

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Pénuries initiales de masques et de tests, faiblesse de la logistique de vaccination, forfait du prestigieux Institut Pasteur dans la course aux vaccins, déconvenues du Laboratoire SANOFI, retard sur le séquençage indispensable à l’identification de nouveaux variants, les français s’interrogent sur les raisons de ce qu’ils perçoivent désormais comme les indices d’un déclassement. 

Dans une chronique du 7 avril dernier sur le site de la "Revue Politique et Parlementaire", je renvoyais à un livre, "L’étrange défaite : témoignage écrit en 1940" de Marc Bloch (Éditions Franc-Tireur, 1946, réédité en 1990 chez Gallimard dans la collection Folio.Histoire, préfacé par le politologue Stanley Hoffmann). Rappelons que l’auteur (1886-1944) est un des plus grands historiens français, co-fondateur avec Lucien Febvre, en 1929, des "Annales d’histoire économique et sociale". Bien que nos autorités n’aient pas été avares, à bon ou mauvais escient, de métaphores guerrières, ce n’est évidemment pas l’analyse pénétrante que fait l’auteur des causes militaires du désastre – doctrine défensive inadaptée, équipements dispersés et mal utilisés, renseignement inefficace, état-major dépassé etc. - qui focalisera notre attention. Une phrase (page 66 de l’édition de 1990) interpelle : "en d’autres termes, le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle et c’est peut-être là ce qu’il y a de plus grave". 

Y a-t-il eu après le SRAS et surtout le H1N1 qui nous avaient, dans une large mesure, épargnés, une incapacité à concevoir les dégâts que pourrait générer une vraie pandémie et surtout à imaginer et mettre en œuvre les précautions nécessaires pour nous en prémunir ? L’attrition - par négligence ou volonté délibérée - des stocks de masques constitués en 2008 en apporte certainement une preuve. Elle révèle une incapacité à concevoir une situation nouvelle - une vraie pandémie -, à sortir des errements préformatés des schémas officiels, à imaginer l’avenir. À l’inverse, Bill Gates, libre de toutes attaches, a quelques années plus tôt décrit ce qui allait advenir. Le Professeur Raoult - en dépit de l’impasse avérée de ses préconisations scientifiques - ou les chercheurs qui ont décidé d’innover en utilisant l’ARN messager pour les vaccins ont fait montre d’une absence de préjugés, d’une agilité intellectuelle qui les rendaient ouverts à la sérendipité. 

Après les masques, les tests et, après les tests, les vaccins, entendîmes-nous souvent. L’opinion publique fut, à certains moments, sévère avec nos autorités gouvernementales, d’autant que le troisième épisode déficient se révèle aujourd’hui davantage découler d’une pénurie de doses dont sont apparemment responsables les laboratoires pharmaceutiques - sauf à imaginer des erreurs de négociation venant de l’UE - que d’une impéritie gouvernementale, réelle mais de courte durée, en fin d’année 2020. En présence d’un produit sur l’utilisation duquel on manque de recul, on peut certes comprendre que le principe de précaution, aujourd’hui constitutionnalisé, ait incité à se hâter avec lenteur, la pression actuelle pour une judiciarisation de la vie politique, hors comportements délibérément fautifs, défaillants ou frauduleux, aussi. Doit-on pour autant se dire que les difficultés rencontrées l’année dernière relèvent d’une époque révolue, insusceptible de se reproduire et se dispenser d’en examiner la genèse ?  La cécité - consciente ou non - serait funeste face à une tendance dont les racines plongent profondément dans la culture nationale. 

Revenons un instant à 1940 quand, dans cette première phase de la guerre, deux épisodes ont marqué les esprits. En trois semaines, lors de la bataille de France, la Wehrmacht pulvérise l’armée française - supposée depuis 1918 être la première armée du monde - en traversant, avec des divisions blindées, les Ardennes que Paris pensait infranchissables. Rappelons que l’État-major français préconisait la défensive à l’abri de la Ligne Maginot ne couvrant pas - et pour cause - le massif ardennais alors qu’un certain Colonel de Gaulle avait alerté en vain et prédit, dès les années trente, la prédominance future des chars d’assaut utilisés en tant qu’arme autonome dans une guerre de mouvement. Il y eut ensuite la Bataille d’Angleterre que les Britanniques, en infériorité, gagnèrent par leur opiniâtreté et leur ouverture à l’innovation (les radars de la Chain Home). 

Pour la France, ce ne fut hélas qu’un bis repetita. Début août 1870, les magnifiques régiments de cavalerie du Second Empire avaient été anéantis en quelques heures entre Morsbronn, Woerth et Elsasshausen par la mitraille prussienne, lors de charges aussi héroïques que vaines, commandées par des officiers avides de rééditer les exploits de Joachim Murat. La Guerre de Sécession, achevée en 1865, première guerre moderne d’avant l’ère nucléaire, venait pourtant de montrer la puissance de feu des mitrailleuses. La tactique avait changé depuis Austerlitz et Eylau. L’ignorer ne pouvait mener qu’au désastre. Et on s’épargnera les pantalons rouge garance de nos uniformes de l’été 1914. Peut-être aurait-il fallu lire plus attentivement le vaudois Antoine de Jomini. Disparu en 1869, ce stratège, conseiller de Napoléon, aura influencé par ses écrits presque toutes les armées d’Europe et d’Amérique du 19ème siècle. 

Il serait injuste de ne chercher que dans notre histoire militaire l’origine de nos difficultés à s’extraire du passé pour imaginer l’avenir. La France a hérité de l’Empire Romain, d’être un pays de droit écrit, de statuts, de formalisme, d’institutions stables sinon immuables qui semblent parfois mues par le seul désir de durer. La méritocratie, indispensable et qu’il faut préserver, nous permet de recruter une administration de haute qualité - il suffit de voyager pour s’en rendre compte par comparaison - mais dont la vertu première n’est pas la plasticité et l’adaptabilité. La réussite à un concours peut être perçue comme une rente à vie. Les parcours de carrière individuels, soigneusement réfléchis, visent à optimiser l’ascension, l’imagination, l’inventivité et la prise de risque n’étant pas en général le plus court chemin vers les sommets. La culture du rapport dominant-dominé (respectivement avec les subordonnés et les supérieurs) complétée par l’esprit de corps et la perpétuation d’une pensée centrale de type TINA entretenue au sein de clubs, forums, groupes plus ou moins confidentiels et autres think-tanks qui recrutent par endogamie et mimétisme sont peu propices à l’émergence d’une réflexion out of the box. Le recours récent à des cabinets de conseils, bien que régulièrement usité, a nourri des polémiques médiatiques toujours promptes à s’enflammer. L’étonnant n’est pas le procédé mais le fait qu’il concerne la logistique, discipline au cœur, depuis deux siècles, des stratégies de survie des grands États modernes. Comment expliquer que la multiplicité de grandes écoles françaises, civiles et plus encore militaires, n’envoie pas suffisamment de logisticiens de qualité au sein des grands corps qui irriguent l’appareil d’État ?  

Nous étions partis de "L’étrange défaite". L’après-crise, avec l’immensité des questions politiques d’organisation de la société qu’elle va mettre en avant - écologie, inégalités, remboursement de la dette, recherche scientifique - risque de nous entraîner sur des débats dont le barycentre s’articulera autour des raisons de ce qui s’apparente à un déclassement du pays et les moyens d’y remédier. La récente nomination d’un Haut-commissaire au plan n’est pas une garantie de créativité : le bilan de la première mouture (1946-2006) demeure contrasté. Efficace dans les années balisées de la reconstruction d’après-guerre, il s’est révélé peu adapté aux bouleversements des années 70 et suivantes. L’actuel devra composer avec l’éternel dilemme de la prospective sur lequel butte de tous temps une planification en charge de réduire les incertitudes : prolongation des courbes qui expliquent le passé ou constitution d’une robuste capacité d’anticipation des ruptures ?

Alain Meininger

04/02/2021

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